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Ph. Pogam (auteur de Avant-gardes et désastres/chantier - ed. cythere critique)


                               Image de la tristesse, tristesse de l'image

                                                Intervention au musée d'art moderne de Nice (Mamac), le 14 novembre 2006


     

                                                                

Ceci ne sera pas une intervention savante, ce ne sera pas une proposition iconologique, . Je m’attacherai plutôt à évoquer quelques tribulations de l’image cinématographique avec la brutale et signifiante césure opérée par la seconde guerre mondiale. Différemment de l’historiographie traditionnelle ou cinéphilique je vous proposerai quelques réflexions libres et peut-être de parti pris suggérées par un total désabusement quant au cinéma ; moins cependant dans ce qu’il fut qu’au non-présent et au non-avenir que je lui reconnais et que je lui souhaite.

Je parlerai donc de certaines époques, de certains acteurs (Barnet, Protazanov et l’aventure du Mejrabpom, Isou, Debord, Godard, Marker ou encore Gil Wolman), on pourra reconnaître des allusions à Agamben, Baudrillard, Deleuze – vérifiant la validité de son intuition lorsqu’il parlait de ces deux ces deux moments du cinéma celui de l’image mouvement et celui de l’image temps.

 

Je parlerai du cinéma mais surtout des conditions matrielles et morales qui furent celles de ceux qui l’ont fait dans ce moment où tout allait devenir contemplation et nous prouver que l’utilité au cinéma et du cinéma n’était, en définitive, qu’une plus-value collatérale.

Mais désormais qui contemple qui?

Ainsi je m'attacherai à souligner quelques causes sociales et historiques ainsi que quelques effets techniques et spectaculaires de ce mouvement qui fut celui du cinéma et d'un certain moment de la culture.

 

C’est la raison de ce titre

    extrait-montage (4mn) de la Société du spectacle (Debord)  et de Notre musique (Godard-2003)

 

                            
                                  

            

       Je souhaiterais mettre en évidence qu’il y eut un moment où, dans sa courte histoire, le cinéma disposa des capacités à dire mais que, confronté à certaines mutations frappant les hommes et les rapports sociaux – après-guerre-,  il devint désemparé  et surtout disparate : il n’y avait plus un cinémas mais des cinémas, des pratiques du cinéma et des façons de faire avec sa crise, un cinéma qui interrogeait la possibilité du désir et le désir de possibilité et l’autre celui des lamentables bricolages industriels.


       Dans un étroit voisinage le cinéma avant-gardiste des années 20 (Duchamp, Léger, Picabia, Moholy-Nagy – dont le Centre Pompidou rend intelligement compte en ce moment / Le Mouvement des images) et le cinéma « grand public », le cinéma expressionniste allemand et le cinéma soviétique, les ironies brillantes de René Clair, s’étaient clairement assigné la mission de donner une forme et un style non pas à la révolution mais aux temps révolutionnaires, ou plus simplement à l’esprit de l’heure, notamment par ce que Deleuze appellera : "L’image-affection (le gros plan, et le visage – notamment chez Eisenstein (ou Murnau, Robert Wiene ou Fritz Lang chez les expressionnistes allemands) moment où le cinéma peut représenter le cri humain, un cri dialectisé, un cri historique. A ce cinéma héroïque pour lequel la reconstitution était possible et légitime devait succéder les désenchantements de la gestion de ce qui n’était pas encore advenu  et qui on le sait aujourd’hui, n’arriverait pas.


        Dans les années qui suivent la révolution la crème des cinéastes et scénographes soviétiques (Eisenstein, Barnet, Meyerhold prennent des trains pour sillonner le pays et saisir le réel : mouvement du monde et cinéma mobile.)
Ce sont des images incarnées : celles de la colère et des espoirs des hommes. Les cinéastes du Mejrabpom, cette compagnie du temps de la nep, cette période pendant laquelle les révolutionnaires se demandaient si toutes les vaches n’étaient pas grises, sont encore des croyants: ils parient sur la chance d’une continuité et cette continuité le cinéma peut la dire. Ils useront du contre-champ et l’anti-phrase : conscient des difficultés que rencontre le projet d’une nouvelle société, d’une nouvelle civilisation,  Protazanov décrètera dans l’un des plus beaux films du monde, Aelita, que le communisme désormais réalisé en Urss, la tâche de l’heure était donc de bolcheviser la planète Mars.
Le cinéma avait à ce moment-là l’extrême élégance et le talent néxcessaire pour dire le plus toniquement possible le désespoir de l’heure.  Usant de tous les dispositifs hollywoodiens et du cinéma occidental, ce cinéma de la nep faisant appel aux meilleurs scénographes et artistes soviétiques : le mouvement de l’époque était tout entier le propos du film.
Le Mejrabpom fut  un cinéma de studio qui produisait des comédies, mélodrames, reconstitutions historiques, feuilletons policiers, ou films d’aventure...
Il alliait ainsi oeuvres de propagande et de divertissement, documentaires et films d'animation. Des réalisateurs de renom comme Protazanov, Poudovkine, Koulechov, Barnet, Jeliaboujski trouvent dans cette structure les moyens d'exprimer leur talent dans une relative liberté. Pour parler du monde il faut le déconstruire et le remonter à l’abri. Chacun de ces différents genres étaient traités avec la même probité  et la même foi dans l’intelligence collective que pouvait créer le cinéma. Staline et Djanov y mirent fin quelques années plus tard.
 
Alors pourquoi ce renversement qui voit l'image animée glisser d'un arrimage optimiste à l'histoire et d’une situation légitime à la raconter à ce retrait du cinéaste et du cinéma et son expulsion de la situation privilégiée  qu'ilsauront occupé jusqu'à l'orée des années 50 dans la culture populaire.
 
Les raisons n’en sont pas qu’endogènes : dans le cinéma d’après-guerre Deleuze discerne un changement du tout au tout (de l’image temps vers l’image mouvement) le cinéma dit d’autant la stupeur qu’il en est lui-même frappé : il fait ici référence au néo-réalisme italien qui à notre avis est une tentative de dire la nouveauté avec l’emploi nostalgique des dispositifs du passé.
Le néo-réalisme italien est peut-être le dernier grand témoignage collectif de l’humanisme qu’a su porter le cinéma grand public sur son époque (et un certain cinéma de genre, italien lui aussi, continuera à savoir filmer les individus et les foules).  Plus tard chez Straub et Huillet (nous allons y revenir) mais aussi chez Varda en France (les Glaneuses) nous n’en aurons plus que les scories, talentueuses certes, mais surtout désespérées ou neurasthéniques et d'un lyrisme minime mais déjà gênant.
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A partir de la fin des années 40, le cinéma surréaliste n’étant plus qu’un souvenir,  d’autres propositions notamment en France vont se formuler qui ne sont pas totalement dans la même chronologie, ni la même intelligence des procédures et des objectifs : le cinéma lettriste et les tentatives de renouvellement du cinéma mainstream (la nouvelle vague. Pour celle-ci bornons nous à Truffaut, très peu mais surtout à Godard)
Ceux-ci sont des purs produis cinéphiliques : leur intelligence du monde et leur ambition viennent de leur situation de classe et de leur héritage littéraire ; il sont à ce moment comme André Breton qui arrivant à Paris n’a d’autres urgences que de rendre visite à Gide pour s’y faire adouber. Apollinaire et Tzara devaient le sauver. Pour juste en dire un mot et l’oublier je considère que la cinéphilie doit beaucoup à la médecine légale : elle sélectionne les corps, démonte les nerfs et les muscles, interrogent les viscères ; elle produit une intelligence entropique du cinéma comme à la même époque la philosophie est tentée de se confondre avec la philologie.  Une seule différence avc la médecine légale : elle répugne à nommer le coupable et  faire la vérité sur ses moyens.
Truffaut et Godard sont tous deux, même si ceci surprendra quelqu’un d’entre-vous seront surpris,  à cette époque des jeunes gens de droite, Truffaut est proche des hussards et Godard cultive un certain anarchisme de même inclinaison.
L’un et l’autre croit à la capacité qu’à le cinéma d’être encore ce qu’il fut : le grand producteur d’image critique d’un monde dont-ils peuvent, pensent-ils, assurer la critique avec une rénovation formelle de leur art ‘avec une certaine conception élitaire de leur capacité créatives).
        Rapidement, la cinéphilie qui n’était fondamentalement qu’une intelligence technique spécialisée sous tutelle de la linguistique dut, sous la pression des ses insuffisances, bientôt intégrer l’éthique (« un travelling est un acte moral » formule de Rivette à propos d’une scène du Kapo de Gilles Pontecorvo). Godard va poser une seule et même question pendant les 30 années qui vont suivre : peut-on reconstituer, de l’intérieur même du cinéma, une image de l’unité d’un monde.
La tristesse de Godard sera toute entière résumée dans son exposition au centre Pompidou  (Voyage en utopie): Il regrette son exposition fantôme comme il regrette ce qu'est devenu le cinéma (regret est un mot faible), mais il organise les conditions (et le rituel) de ce regret, et il en fait spectacle. Il semble vouloir la mort et l'éloignement qu'il dénonce, car il en est le dernier témoin et l'ordonnateur. C'est le facétieux croque-mort qui transmet les cordons du cercueil, pleurant sans larme la fin de la transmission. Et la mort qui vient ­ mort du contrechamp, du retour sur image et sur phrase ­ justifie sans doute le génie de la fonction qu'il se donne. «J'essaie de construire quelque chose qui fait une phrase ou une sentence, dit-il en entrant, mais les gens et l'institution ne veulent qu'un mot, un mot sur une pissotière.»
Comme le suggère un critique : L’exposition de Godard c’est la Rupture des alliances » signifiant par là que nous assistons à la mise en scène d’un échec qui est pour Godard celui du cinéma, c’est à- dire l’échec de ce que Godard a rêvé d’accomplir par le cinéma. Il reste à montrer l’impossibilité de montrer, faute de cadre et de perspective, la défiance envers l’institution qui l’accueille. Les films de JLG contredisaient la tristesse du propos par une joie du montage (image dans l’image, son et image, raccord et assonance, durée imparable...). Cette joie ne trouve plus place au musée. Là, le négatif si cher à « Jean-Luc persécuté » n’engendre plus, même malgré lui, la grâce de sa contrepartie lumineuse. Là aussi la tristesse, terrible, finit par engendrer une sensation rageuse. A Beaubourg, fantasmatiquement, Godard aussi finit par entrer en scène, mais la tête ceinte de dynamite comme naguère Pierrot- Ferdinand. La mer n’est plus allée avec le soleil. Mais en 2006 JLG mettrait probablement dans la bouche d’Anna Karina : qu’est ce qu’on peut faire quand on ne veut rien faire (quand on ne veut plus de ce jeu) en lieu et place de quand on ne sait rien faire. Godard ne déplore plus l’inadaptabilité des poètes, il est maintenant certain de l’inadaptabilité du spectacle à une société humaine.
« La tristesse durera toujours. » Dite par Maurice Pialat au tournant d’A nos amours, la phrase attribuée à Van Gogh agonisant avait, alors, la juste tonalité d’une douceur chaleureuse tout en prenant acte de l’implacable noirceur de l’horizon. C’est cela qui ne fonctionne plus, et que manifestent comme ils peuvent quelques-uns des plus sensibles : l’articulation entre un proche partageable et un lointain, atroce. Question de mise en scène, de mise en espace, pour inventer de nouvelles relations individu/collectif, instant/histoire, d’autres modalités de la représentation. La crise (la critique - celle que fait Godard, celle à quoi désespérément s’essaient les Cahiers) n’est pas le gouffre, et la tristesse, affirme t-il,  est aujourd’hui une arme contre le cynisme. Nous y reviendrons un peu plus tard en parlant de son film « Notre musique »
 
        Les lettristes et les situationnistes, eux, sans se réclamer d’un quelconque avant-gardisme, appliquent au cinéma  le traitement de choc qu’avaient fait subir les dadaïstes à la production plastique, poétique et littéraire de l’après première guerre mondiale. Ils savent que désormais que le cinéma n’est plus, ne sera plus, le producteur central de cette image du monde.  Vont alors, pendant deux décennies, se développer deux pratiques cinématographiques qui ne devront leurs tardives rencontres qu’à la radicalité de Godard reconnaissant l’aporétique de ses tentatives.
Dans les années 50 donc,  deux conceptions : l’image de la tristesse (héritière du néo-réalisme) et la tristesse des images, celle que les situationnistes et notamment Debord vont systématiser pour décourager le spectateur dans un premier temps puis dire leur propre découragement ensuite. Cependant nul regret: ils congédient avant d’être eux-mêmes expulsés.
Godard pense qu’il peut y avoir un cinéma révolutionnaire, les lettristes mais  surtout les situationnistes affirment qu’il n’y a pas de cinéma révolutionnaire mais  qu’il n’y a peut-être une façon révolutionnaire de faire du cinéma ou de ne plus en faire.
Contre Godard, les situationnistes affirment que l’unité réelle du monde réside dans sa fragmentation. Cette fragmentation est unifiée dans le dispositif unique de la marchandise. Là est son opérabilité.  Seul le dispositif critique est insurrectionnel qui peut, par une totale sécession,  venir à bout de l’isolement du spectateur. Il faut ruiner le contrat de dupes qui stipule qu’il n’y a de plus beau plaisir que solitaire quand bien même l’y aurait-il l’llusion de la communauté. Le cinéma ne dit plus ce qui est public, il médiatise l’injonction plus générale à la satisfaction séparée. Ces réflexions sont les mêmes que celles vont voir des artistes tels que, dès1952, Gilles Wolman (qui fonde à cette époque avec Debord l'Internationale lettriste) théoriser et pratiquer l'”art scotch”, Raymond Hains “signer une palissade ou un fragment de tôle gratté”, Jacques Villeglé “arracher des palissades les affiches lacérées par les passants”, François Dufrêne “recadrer l'envers de ces mêmes affiches”. Comme dada, 40 ans plus tôt, l’urgence était à au dévoilement plutôt qu’à la reconstruction d’un chimérique nouvel « esprit moderne ».Toute l’histoire de l’avant-garde au XXe siècle tourne autour de la question de briser les assemblages factices.
Et quoi de mieux pour en convaincre le public que de décourager celui-ci : c’est ce à quoi s’emploieront les lettristes Isidore Isou dans  le « Traité de bave et d’éternité » et  Maurice Lemaître avec « Le film est déjà commencé » (griffure de la pellicule, désynchronisation son/image : la discrépance) ou Debord avec
«Hurlements en faveur de Sade » (écran noir/Silence/une phrase/silence/écran noir).
 
        Citons Debord qui dans la revue Ion N°1 déclare à propos de Hurlements dans son texte intitulé  « Prolégomènes à tout cinéma futur »
L'amour n’est valable que dans une période prérévolutionnaire.
J’ai fait ce film pendant qu’il était encore temps d’en parler.
Il s’agissait de s’élever avec le plus de violence possible contre un ordre éthique qui sera plus tard dépassé.
Comme je n’aime pas écrire, je manque de loisirs pour une œuvre qui ne serait pas éternelle : mon film restera parmi les plus importants dans l’histoire de l’hypostase réductionnelle du cinéma par une désorganisation terroriste du discrépant.
La ciselure de la photo et le Lettrisme (éléments donnés) sont ici envisagés comme expression en soi de la révolte. La ciselure barre certains moments du film qui sont les yeux fermés sur l’excès du désastre. La poésie lettriste hurle pour un univers écrasé

Le commentaire est mis en question par :

         * La phrase censurée, où la suppression de mots (cf. Appel pour la destruction de la prose théorique) dénonce les forces répressives.

         * Les mots épelés, ébauche d’une dislocation plus totale.

         * La destruction se poursuit par un chevauchement de l’image et du son avec:
 
                  o La phrase déchirée visuelle-sonore, où la photo envahit l’expression verbale.
            o Le dialogue parlé-écrit, dont les phrases s’inscrivent sur l’écran, continuent sur la bande sonore, puis se répondent l’un à l’autre. Enfin, je parviens à la mort du cinéma discrépant par le rapport de deux non-sens (images et paroles parfaitement insignifiantes), rapport qui est un dépassement du cri. (encore et toujours ce fameux cri : de l’origine à Deleuze NDR)

        * Mais tout ceci appartient à une époque qui finit, et qui ne m’intéresse plus.

       *Les valeurs de la création se déplacent vers un conditionnement du spectateur, avec ce que j’ai nommé la psychologie            tridimensionnelle, et le cinéma nucléaire de Marc’O. qui commence un autre déploiement.

            "Les arts futurs  seront des bouleversements de situations, ou rien."

          Guy Ernest Debord, « Prolégomènes à tout cinéma futur », Ion. Centre de Création, no1, avril 1952 (numéro unique)
 
        Il y avait donc en ces années la possibilité d’un dynamitage de l’intérieur des codes et des dispositifs cinématographiques (défilement, projection, récit, montage). Car ce qui se faisait d’innovant dans le cinéma rencontrait encore son public.
Ce furent les derniers tout au moins en tant que préservés des afféteries arty.
Ainsi à partir des années 50 quelques artistes comprennent et postulent que désormais le cinéma n’est plus un art populaire, qu’il est cannibalisé par le discours de la sémiologie et de la linguistique et que la marchandise désormais dit mieux, plus souvent et partout la vérité de ce monde. Mais cette radicalité  sur le cinéma trouvera à s’appliquer globalement car tous les membres fondateurs de l’Internationale situationniste, tous artistes, s’appliqueront à eux-mêmes avec plus ou moins de courage et de bonheur, le même traitement de choc.
A ce stade nous pouvons peut-être faire un peu de philosophie et affirmer qu’au début fut walter Benjamin : l’image au cinéma est dialectique.  L’expérience historique se fait au travers de l’image. Il ne s’agit pas naturellement de l’histoire chronologique mais de, selon le mot d’Agamben d‘une histoire messianique.
Si nous prenons l’exemple de l’arrêt du défilement et l’utilisation de la répétition nous comprenons aisément qu’il s’agit d’une arme retirant à la temporalité habituelle, dominante, stereotypique l’arbitraire qu’elle imprime à la sensation et aux sens (percepts et concepts auraient dit Deleuze). L’arrêt provoque d’abord  la surprise, puis il faut reprendre son souffle, librement et réapprendre à respirer, contourner, détourner, retourner.
 
            Le rapprochement Godard-Debord sera effectif lorsque le premier dans son «histoire du cinéma » reconnaît que dans cette opération messianique il n’ y  a pas de distinguo entre sauveur et sauvés.
La vérité au cinéma se révèle, et c’est un lieu commun, par la radicalité du montage : dans le jeu de la répétition et du mouvement il faut savoir arrêter l’image  pour interroger la signification et la validité de ses propositions : cet arrêt agit comme une sommation sur le spectateur : la sanction est souvent terrible qui débouche là comme un démenti de ce qui est affirmé. Chacun connaît la phrase de Godard : ce n’est pas une image juste, c’est juste une image. Cependant cet arrêt peut aussi servir à dénoncer les flux d’acquiescement et d’oubli quand on l’utilise comme le fait Chris Marker dans la Jetée (1961) : revenir à la force de la peinture : suspendre une représentation pour épuiser sa vérité : ainsi dans la scène de la camisole chimique, discours itératif de persuasion sur l’homme enchaîné, comme la ritournelle qui ne rappelle plus rien mais éprouve l’intensité de l’injonction : « de quoi vous souvenez-vous exactement ? »
Debord énonce l’image comme cette zone de l’indécidabilité entre le vrai et le faux. Dans la société spectaculaire marchande c’est ce réel inversé, cette terrible vérité du faux qui en fait la seule vérité. La société du spectacle n’est pas comme le prétend Baudrillard une virtualisation du réel mais bien plutôt une idée virtuelle devenue la réalité du monde.  Le cinéma n’est pas l’image du rien c’est le rien comme image qui ne trouvera jamais plus belle illustration que dans le palindrone-titre du dernier film de Debord : In girum imus nocte et consumimur igni. « Nous tournons sans fin dans la nuit et périrons par le feu ».
 
        Revenons à  la tristesse du cinéaste quand il regarde le monde. Jean Marie Straub déclare à  ce propos  : « Il n’y a pas que ça [la perte des espoirs]  Il y a la perte de la paysannerie, la perte des terrasses que les paysans ont construites pendant des siècles, la perte des oliviers, des vignes, de l’eau, même la perte de l’air. Vittorini, ce qui est intéressant c’est qu’il croyait au progrès. Il se forçait à y croire puisqu’il était communiste convaincu. Néanmoins là, tout à coup il se dit : Où est-ce que ça va nous mener ? C’est pour ça que ça touche. Parce que tout en se faisant croire qu’il ne pouvait pas faire autrement que d’y croire, il a ses doutes et il a déjà peur. Il a peur parce que c’est un artiste qui a ressenti la menace qu’il y avait là-dedans. C’est en cela qu’il a quelque chose de commun avec un autre artiste, bien avant lui, qui était le plus grand poète européen, pas un Italien mais un Allemand, qui s’appelait Hölderlin et qui était le seul en Europe, avec Rousseau, à dire à tous les illuminés Voltaire, Goethe, Schiller, Hegel même et compagnie : Attention, vous êtes des fous, tout ça va mener à la catastrophe. »
Straub et Huillet constatant le désastre pleurent la disparition d’un monde qu’eux-mêmes n’ont pas connu. Ils pleurent un urwelt.  Ils sont élégiaques comme Hölderlin mais se revendiquent matérialistes comme Marx. Ils pleurent le rêve impossible d’une image vraie.
 
        Chaque film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub détermine et inscrit son propre espace dans un monde qui semble avoir cessé d’être habité et sur un sol qui étale ses défaillances, ses lacunes, ses entassements, et où rien ne semble devoir avoir lieu que le lieu lui-même. Dans un espace qui s’expose soit comme un site archéologique, soit comme un paysage géologique, une voix (celle d’un acteur interprétant un personnage ou celle off d’un lecteur lisant un texte) s’élève pour parler de ce qui s’est passé, ou tout simplement se tait, pour témoigner de ce qui a été et gît enfoui comme un potentiel encore actif qu’il s’agit littéralement d’exhumer comme un sous-venir qui actualise la double possibilité de l’absence et de la présence et parvient à résonner de l’âge immémorial du monde, comme une matière-résistance qui cristallise l’impossible surimpression (scission du « non réconcilié », « du trop tôt, trop tard », des hommes et des dieux, du texte et de l’image, du sens et du sensible)..., comme une énigme qui révèle la splendeur de l’irreprésentable et de l’irreproductible à un spectateur rendu à sa propre liberté critique et sommé d’inventer de nouvelles formes de réconciliation politiques et esthétiques avec le monde, les hommes, l’art et le cinéma ! Naïfs ceux qui croient encore au dialogue singulier et au contrat social entre le cinéaste, le film et le spectateur.
Le travail de Debord après la SdS c’est le récit  de la mort et de l’oubli, le roman de Michel Surya – auteur que nous ne saurions jamais trop conseiller -  Défiguration, est une déclinaison  qui narre les derniers jours d’un écrivain, consacrés à l’effacement forcené de tout ce qu’il aura pu tenter de dire, d’écrire, d’inscrire. « Ce qui devait être écrit ne l’a pas été. Ce qui l’est ne l’aurait pas dû. (...) On ne répare pas l’horreur d’avoir survécu par celle de dire comment. Il n’y a plus, pour moi, depuis, de livres qui ne trichent. »
 

               Conclusion sur la société du spectacle et l’opérationnalité du concept : on n'a jamais vu
une idée s'écrouler faute d'une image juste.
 

              Celle-ci réside dans cet avantage : à la différence du cinéma elle n’est pas un ensemble d’image intelligemment organisées par un montage mais qui n’a jamais en tant que flux qu’une valeur d’oubli,  elle un rapport social médiatisée par des images qui constamment mobilise dans des fausses admirations.
Le montage est désormais autogéré par les sentiments et les raisons que se donnent les hommes dans ce rapport à cette si désirable servitude, ce contrat social pour des cycles apaisés, pour des négociations qui ont à jamais entériné les bonnes raisons de tout proroger. La fin de l’histoire n’est que le désir incontinemment étalé à marche forcé, de sa fin indolore, mais il s’agit là que d’un soulagement prématuré.
La différence entre Godard, Debord, par exemple et Straub c’est le refus définitif de prêter un quelconque respect à l’image car là commence le despotisme. Ainsi dans « des circonstances éternelles du fond d’un naufrage » il faut pour faire sa vie  savoir se déprendre des fausses richesses et ce qui vous ruine : les images qui vous font prendre ses ambitions pour les vôtres. La force de l’image moderne, sur un écran comme dans la rue, c’est sa capacité hypnagogique en faisant le pari des dispositions eidétiques du spectateur car il pourra reconnaître, pour paraphraser Marx, l’unité de ce qu’il connaît, l’agrégat des fragments séparés réunis en tant que ce séparés.
           Il n’est  pas innocent que ce soit à une cinéaste, Olivier Assayas, que la veuve Debord ait décidé de confier la supervision de l’édition DVD complète des œuvres cinématographiques du défunt. Ma première réaction, tenant la veuve et Assayas en piètre estime, fut de m’insurger mais, somme toute, la démoralisation est ainsi à l’œuvre qui voit un enfant des cahiers du cinéma et de la cinéphilie désormais officiellement utiliser ses talents professionnels à la publicité de ce qui néantise ce qu’il a aimé et qui est son activité spécialisée passant ainsi des armes de la critique à la critique des armes. Cependant il y a encore loin de la coupe aux lèvres quand on n’a pas renoncé au trucage et Olivier Assayas ne manque pas de révéler ce point, bien naïvement,  découvrant un Debord plus poète que jamais, dont semble-t-il, la reconnaissance des faits d’armes révolutionnaires ne viendrait plus que constituer l’arrière-plan folklorique. Certes il est tentant de réviser Debord dans le confort des salons, quitte à accorder le statut d’œuvre littéraire ultime à l’ensemble de ses réalisations, d’œuvre se dépassant elle-même dans l’infini de ses ramifications cohérentes, intégrant pour mieux les défaire, et par avance, tous les commentaires que l’on a pu et que l’on pourra encore lui adresser.
           
            A ce stade, je ne peux manquer de vous raconter cette anecdote selon laquelle Sollers se vantait il y a quelques années d’avoir fait sa première lecture de la Société du spectacle seul et sans garde du corps au jardin du Luxembourg ; S’agit-il d’une impudence, d’une imprudence ou alors, plus vraisemblablement, faut-il y voir le signe que désormais Debord fait partie des meubles ? J’incline à cette dernière hypothèse.
Aujourd’hui, Godard reste seul avec sa tristesse, taraudé encore et toujours par la mise en image d’une possible et désirable fidélité aux hommes comme dans son Roi Lear mais aussi de la  prééminence de la ruine dantesque comme dans l’un de ses derniers films : Notre Musique. Godard est un matérialiste qui a besoin de la théologie du pardon comme medium du vivable.
Godard ne veut plus produire cette image-affection dont parle Deleuze cependant il croit encore aux contre-feux et que le Pont de Mostar montré par lui a encore la force d’une image de vérité car la seule la poésie peut encore aujourd’hui dire le réel dès lors qu’elle convoque un nécessaire pardon  puisque si « je est un autre » c’est donc aussi notre musique qui s’est jouée en Bosnie et faire de la tristesse un levier de l’action et de la vie dans un temps qui est le nôtre et où pourtant tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.
Je me suis ici brièvement consacré à évoquer le désabusement  de certains cinéastes comme réalité et diagnostic sur un certain cinéma qui  voulant dire le monde n’a plus rencontré qu’un public qui désormais demandait à ce que Baudelaire avait déjà prédit dans ses panoramas (je cite de mémoire) : parcourant la ville je fais mon marché, mais je suis aussi en vente.
Dans cette histoire nous sommes tous coupables de n'avoir pas vu l'ampleur de l'offensive menée par la marchandise dans et comme industrie culturelle du tout colonisé.


         Derrière cela bien sûr il serait peut-être souhaitable qu’arrivât le désenchantement généralisé des spectateurs. Mais ce jour là nous ne parlerons plus de cinéma.      
       Ainsi nous aurons parcouru la disparition d’un cinéma  thaumaturge, le cinéma soviétique, nous aurons évoqué l’extraordinaire complexification des conditions d’exercice de son métier de cinéaste par Godard, la tragique solitude romaine de Jean-Marie Straub et de Danièle Huillet, et la grave et joyeuse radicalité de Debord. Quatre cinéastes, quatre acteurs,  cinq si on n’oublie pas Chris Marker et J’aurais pu et peut-être dû parler de Pasolini, le temps m’a manqué, je le regrette. Notamment par l’évocation de son jugement sur Godard, son « doux ami Godard » où après lui avoir rappelé que « si la sémiologie n’est pas normative en tant que science elle l’est idéologiquement »… poursuivant ainsi : «en choisissant de faire de son cinéma un métalangage il (Godard) s’est exposé à devenir un essayiste par nature ou pour mieux dire un moraliste de la culture française » mais c’était il y a déjà 35 ans (revue Nuovi argomenti, janvier 71 - : « Qu’est-ce qu’un vide en littérature »), époque où PPP s’apprêtait à s’emparer de Sade mais aussi apothéose de l’anecdotique, en cette même année,   Chris Burden, cinéaste avant-gardiste américain, fut filmé tandis que lui était tirée une balle dans le bras. Le film, Shoot, dure 8 secondes.  Burden est toujours en vie.
               
                Le cinéma comme la révolution aura dévoré les meilleurs mais il en a payé le prix fort : Il n’existe plus.  N'oublions pas ces mots de Debord qui valent programme : «J’ai aimé mon époque, qui aura vu se perdre toute sécurité existante et s’écrouler toute chose de ce qui était socialement ordonné. Voilà ce que la pratique du plus grand art ne m’aurait pas donné ».     
Je concluerai sans donner d'indice sur quelque futur. Je vous remercie